Peste et choléra - Patrick Deville
Au fond du vieux cerveau résonne la phrase de Pasteur comme une injonction : « Il me semblerait que je commet un vol si je passais une journée sans travailler. »
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Il apprend cette habitude des Anglais de construire des adjectifs avec des initiales, des acronymes. On invente cette année-là, sur les lignes maritimes, le mot "posh", qui signifie plus ou moins dandy ou très à la mode, à partir de "port out, starboard home", "bâbord aller, tribord retour", parce qu"il est très chic de modifier le bord de sa réservation en fonction de la direction du navire, afin de toujours jouir par son hublot à l'aller comme au retour, du paysage changeant des côtes, quand les autres, ceux qui ne sont pas posh, et n'ont pas prévu le coup, ne voit que de l'eau.
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C'est la vie qui veut vivre, abandonner au plus vite ce corps qui vieillit pour bondir dans un corps nouveau, et, ces corps, la vie au passage les rétribue de leur involontaire contribution à sa perpétuation par la menue de l'orgasme. Rien ne naît de rien. Tout ce qui naît doit mourir. Entre les deux, libre à chacun de mener la vie calme et droite d'un cavalier en selle. Ce vieux stoïcisme que retrouve Spinoza et la force immanente de lavie qui seule demeure. Ce pur principe, cette nature naturante à quoi tout retourne. La vie est la farce à mener par tous.
Les deux messieurs de Bruxelles - Eric-Emmanuel Schmidt
Quand un homme et une femme s'unissent, ils subissent une intense pression extérieure : leur vie commune est à la fois encouragée et imposée, des modèles règnent, une philosophie commande. En revanche, quand deux hommes se mettent en ménage, ils s'aventurent sur un terrain peu balisé, d'autant que la société refuse souvent leur union, ou, lorsqu'elle la tolère, n'en attend rien. Il y a une paradoxale liberté à vivre ce qui est interdit ou méprisé.
Loin des mosquées - Armel Job
Les mariages sont censés se passer au soleil, comme les enterrements sous la pluie ou dans la grisaille. Quand ce n'est pas le cas - c'est-à-dire très souvent -, on a l'impression que quelque chose cloche. Comme une erreur de mise en scène. Les gens endeuillés se reprochent d'avoir laissé leur chagrin s'évader à la première éclaircie venue. La noce est contrariée par la pluie. Tout devrait être parfait, ce jour-là. Pour paraître content tout de même, il faut prendre sur soi. Et l'on s'en tire avec un faux proverbe du style : "Mariage pluvieux, mariage heureux".
La vraie couleur de la vanille - Sophie Chérer
De l'autre côté, loin là-bas vers le nord, c'est l'Europe, Edmond, c'est la France. Je t'y emmènerai un jour. Un botaniste doit connaître le printemps en Europe. C'est la plus belle saison du monde pour nous. Imagine. Tu vois ces forêts qui nous entourent ? De toute part, les coteaux ruisselaient d'otangers, de manguiers, de goyaviers, de frangipaniers, de palmistes, de tamarins, d'arbustes toujours verts, et jaunes, roses et violets, multicolores. Plus loin, sur les hauteurs, les vacoas, les filoas et les fanjans s'ébrouaient dans la brise.
- Imagine-les sans rien ! Plus une seule feuille aux branches, pas une fleur, pas un fruit, plus un seul chant d'oiseau. Du silence. Une couleur uniforme, partout. Un gris marron couleur de boue. Des troncs et des branches rabougris. Du bois nu, du bois noir, du bois comme mort. Il fait froid. C'est-à-dire que.... l'air.... l'air devient comme l'eau des cascades d'ici, quand tu te baignes dedans. Comme quand tu appuies ton visage contre une fenêtre, tôt le matin. Ta peau frissonne, picote. Le ciel est bouché. Certains jours il en tombe comme des fleurs minuscules, transparentes, glacées, qui disparaissent quand on essaie de les attraper mais s'accumulent et deviennent blanches quand elles touchent le sol. Alors elles ressemblent à une croûte de sucre, et crissent et craquent quand on marche dessus. C'est la neige.
- La neige, répéta Edmond, qui trouvait que ce mot était comme une fleur.
- Mais ça, ce n'est pas le printemps. C'est ce qui vient avant et qui n'existe pas ici. L'hiver. Oui, le printemps commence toujours par l'hiver, par le manque, par l'attente, le désir du printemps. D'abord on ne voit rien. On ne note aucun changement. Le premier signe, c'est l'odeur. Comme quand une femme s'apprête à entrer dans la pièce et que les mouvements de ses jupes envoient des bouffées de son parfum au-devant d'elle. Ca sent la vie. Ensuite, on aperçoit, au ras du sol, et puis à hauteur d'yeux, au bout des rameaux, des pousses fraîches, des bourgeons. Les Grecs appelaient ce mois, le huitième mois de leur année, le mois d'Anthestérion, ce qui veut dire la fabrique des fleurs. Tout devient peu à peu vert tendre et orangé, couleur de miel, et rose, et blanc. Les jours rallongent, le soleil se lève de plus en plus tôt, se couche de plus en plus tard. Un matin, avant l'aube, c'est une fanfare. Une explosion. Un concert de milliers d'oiseaux. Ils sont revenus. Les plantes elles-mêmes deviennent animales. Les fleurs des noisetiers s'appellent des chatons, d'ailleurs. Les peupliers se mettent à moussser, comme des toisons d'agneaux nouveau-nés. On a envie de les flatter. Les fleurs surgissent comme des cadeaux. Celle des iris ! l'ai d'être emballées dans du papier de soie. Celle des coquelicots ! pliées comme des gants de peau souple dans des coquilles de noix. On a envie de les garder. Mais le printemps ne peut pas s'enfermer. Il passe....
Tu as des lectures toujours nourrissantes pour l'esprit, et c'est un bonheur que de lire tes chroniques;
J'aime beaucoup la première.
Et je ne savais pas que Schmidt s'était risqué sur ce sujet glissant!
Joyeux Noël ma douce amie.
Rédigé par : celestine | 22 décembre 2013 à 23:51