Je commence tout doucement à émerger de semaines, voire de mois interminables d'insomnie.
Moi qui ai toujours dormi comme un bébé marmotte les quarante premières années de ma vie, j'ai commencé un recensement de moutons il y a une dizaine d'années maintenant. Parfois, il y a pénurie de moutons, plus un seul ovidé à compter et je dors mieux.
Mais ces derniers mois, j'ai repris du service en tant que bergère de nuit. Maïté, qui sortait déjà beaucoup et fort tard (traduisez: rentrait fort tôt), a encore intensifié son rythme de croisière. Et fidèle à elle-même, elle est totalement incapable de donner une heure de retour. Ou si elle s'efforce de nous faire plaisir et promet de rentrer à une certaine heure, elle est parfaitement dénuée de toute notion du temps.
Et quand elle est sortie, je ne dors pas. Ou si je m'endors confiante, je me réveille au milieu de la nuit comme un pantin sort de sa boîte pour constater qu'elle n'est toujours pas rentrée et me visser instantanément l'oeil au réveille-matin. Je regarde passer les minutes qui s'éloignent l'une après l'autre de l'heure à laquelle elle a plus ou moins promis de rentrer, j'écoute les sirènes passer dans la rue, je l'imagine allongée sur un passage pour piétons, renversée par une voiture, je l'appelle pour vérifier, elle ne répond jamais, elle n'entend pas son portable, elle n'a jamais le moindre sou pour m'appeler ou me laisser un message. Plus les heures passent, plus je file la laine des moutons et je tisse des scenarii tragiques. Immanquablement, je finis par réveiller l'Homme qui devient très vite ronchon et pas content.
Quand enfin elle glisse la clé dans la serrure, je peux rendre mon tablier de bergère et me glisser dans les bras de Morphée mais souvent l'aube pointe, même s'il fait encore nuit et je vis alors dans l'angoisse de ne pas entendre le réveille-matin. Et je n'ose m'endormir.
On a bien sûr tout essayé pour raisonner la chouette génératrice d'angoisses maternelles mais rien n'y fit. Elle a compati tout son soûl, a promis, a essayé, a quelquefois (quand plus riche de quelques sous) prévenu de retard prévu, mais toujours elle a insisté pour que je dorme, pour que je ne m'inquiète pas, pour que je me raisonne moi aussi. Elle n'a pas cédé d'un pouce. On a même envisagé de fermer la porte à clé, une fois dépassée l'heure fixée par elle. Bien entendu, cette nuit-là, je ne me suis même pas endormie et j'ai attendu le moment où elle se retrouverait devant porte close. Je n'ai pas tenu une demi-minute et j'ai sommé l'Homme d'aller lui ouvrir. Je ne suis absolument pas parvenue à accepter l'idée de la retrouver le lendemain matin, endormie sur le paillasson.
Face à cette résistance (consciente ou inconsciente, allez savoir) somme toute assez passive mais épuisante, j'ai capitulé. Il fallait absolument que je dorme et pour me débarrasser du sentiment d'inquiétude maternelle assez légitime, je me suis consciemment déconnectée de toute préoccupation de cet ordre. Je me suis convaincue que si elle n'habitait plus sous mon toit, je ne m'inquiéterais qu'après quelques jours sans nouvelles sollicitées. Je me suis persuadée que s'il lui arrivait effectivement quelque chose la nuit, soit elle serait en état de me prévenir soit je n'en saurais rien avant un bon bout de temps et que ma veille forcée n'y changerait rien.
Aujourd'hui, je me congratule de mon bel effort de lâcher prise tout en culpabilisant à mort d'une certaine forme de désintérêt.
Mais je dors au moins deux nuits sur trois. Et mon coeur de marmotte soupire d'aise sous la couette.